Professionnels de la petite enfance et entrepreneuriat : un tabou ?

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Lorsqu’on parle de petite enfance, les valeurs de bienveillance, d’accompagnement et de vocation sont immédiatement mises en avant. Mais dès qu’un professionnel du secteur ose parler d’entrepreneuriat, de chiffre d’affaires ou de modèle économique, le malaise s’installe. Comme si « développer une activité professionnelle » et « prendre soin » ne pouvaient cohabiter.Créer son entreprise quand on vient du soin ou de l’éducation reste un tabou. Ce n’est pas dans notre culture. On a appris à travailler en équipe, sous statut, dans un cadre sécurisé. Pas à facturer, négocier, construire une offre. Le regard de l’opinion doit évoluer, mais aussi celui des professionnels eux-mêmes.

Entreprendre dans la petite enfance : des statuts différents, des freins communs

Dans le champ de la petite enfance, les professionnels exercent sous des statuts très divers. Certains relèvent du secteur éducatif ou social, d’autres du champ de la santé. Cette diversité, source de richesse, s’accompagne aussi de réalités réglementaires et culturelles qui influencent la manière dont l’entrepreneuriat est perçu et pratiqué.

Les éducateurs de jeunes enfants, les formateurs, ou encore les accompagnants à la parentalité disposent d’une certaine liberté pour développer des activités indépendantes, dès lors qu’ils respectent leur champ de compétence et le cadre juridique correspondant.

À l’inverse, les professionnels issus des métiers de santé – comme les infirmières puéricultrices – sont soumis à des obligations spécifiques, encadrées par le Code de la santé publique, qui peuvent restreindre ou encadrer leur possibilité d’exercice libéral selon la nature des activités envisagées.

Ces distinctions, parfois méconnues, alimentent une certaine confusion. Ce flou réglementaire, doublé d’une méfiance culturelle envers l’idée de valoriser professionnellement un savoir-faire issu du soin ou de l’accompagnement, contribue à entretenir une forme d’ambivalence autour de la posture d’entrepreneur dans notre secteur.

La tentation est alors forte de réduire le débat à une opposition : d’un côté les « vrais accompagnants », de l’autre ceux qui auraient « quitté la voie ». Mais la réalité est plus complexe. Le cadre réglementaire évolue, les attentes du terrain aussi, et les professionnels cherchent aujourd’hui des modalités d’exercice plus souples, plus alignées avec leurs valeurs et leurs compétences.

Il ne s’agit pas de juger les choix de statut, mais bien de reconnaître qu’ils s’inscrivent dans une diversité de trajectoires et de contraintes.

L’enjeu est de mieux comprendre ces réalités, de les clarifier, et de permettre à chacun d’exercer en conscience, dans le respect de l’éthique et des cadres légaux.

Gagner de l’argent et respecter ses valeurs, c’est possible

Refuser de dissocier engagement et rémunération, c’est aussi refuser la précarisation de notre métier. Créer un organisme de formation, proposer de l’analyse des pratiques, concevoir des outils pédagogiques, accompagner des équipes … Ces initiatives sont essentielles pour l’évolution du secteur et méritent d’être valorisées financièrement.

Nous ne devenons pas de « mauvais professionnels » sous prétexte que nous avons un modèle économique viable. L’un n’empêche pas l’autre. Au contraire : pouvoir exercer notre métier sans subir la pression financière permet d’être pleinement disponible pour nos missions.

Nous créons, nous innovons, nous apportons des solutions aux professionnels de terrain. Accompagner et entreprendre ne sont pas des contradictions.

Sortir des grilles salariales, penser autrement

Quand nous débutons dans le métier, on nous apprend à raisonner en « grilles salariales ». Un poste, un diplôme, une échelle de rémunération définie. Mais lorsque nous décidons de sortir de ce cadre, de créer nos propres opportunités, nous devons tout réapprendre : fixer un tarif, défendre la valeur de notre travail, structurer une offre.

Nous avons été formés dans un système économique précis – celui du salariat et/ou de la fonction publique – mais il n’est pas unique. Il est possible de penser autrement. D’autres modèles existent, et ils sont tout aussi légitimes.

D’autant plus que derrière ce débat se cache une réalité qu’on évoque peu : la précarité des professionnels indépendants de la petite enfance. Il est faux de croire que les entrepreneurs du secteur s’enrichissent sur le dos des institutions. Beaucoup jonglent avec des revenus irréguliers, des statuts précaires, et un manque de reconnaissance institutionnelle. Pourtant, ce sujet reste tabou : on parle rarement de cette précarité.

Un secteur en pleine mutation

Ce qui était tabou hier ne l’est plus autant aujourd’hui. Le Covid est passé par là et a rebattu les cartes :

  • Le manque de reconnaissance des professionnels de la petite enfance a été mis en lumière.
  • Le besoin de formations adaptées aux réalités du terrain s’est renforcé.
  • La profession s’est ouverte à de nouvelles formes d’accompagnement et d’apprentissage.

Le milieu est en train de changer, et nous avons notre rôle à jouer dans cette transformation.

Nouvelles pratiques, exigence professionnelle : un équilibre à tenir 

Ces dernières années, le développement du coaching et des pratiques d’accompagnement a largement transformé le paysage de la petite enfance. Cette dynamique a permis l’émergence de nouvelles approches, souvent porteuses de créativité et d’adaptation au terrain. Mais elle a aussi engendré une profusion d’offres, dont la qualité et la pertinence ne sont pas toujours lisibles.

Dans ce contexte, il peut être difficile de s’y retrouver : qui possède une réelle expérience de terrain ? Qui s’appuie sur des compétences reconnues, des formations solides, une éthique professionnelle claire ? Cette question n’est pas celle de la légitimité personnelle, mais bien de la lisibilité de l’offre pour les structures et les professionnels qui cherchent un accompagnement de qualité.

C’est pourquoi il est essentiel que l’entrepreneuriat dans la petite enfance repose sur des repères clairs, une expertise affirmée et un cadre de travail exigeant. Loin d’un effet de mode ou d’une simple reconversion, cette démarche s’inscrit dans une continuité d’engagement au service du secteur.

Les récents scandales médiatisés dans certains établissements ont malheureusement renforcé une forme de méfiance générale, en brouillant l’image d’un secteur déjà fragilisé. Cela rend d’autant plus nécessaire une posture transparente, rigoureuse et alignée avec les valeurs du métier.

Accompagner et entreprendre ne s’excluent pas.

Gagner sa vie en exerçant dans la petite enfance ne signifie pas trahir ses valeurs : c’est souvent ce qui permet de continuer à transmettre, à innover, à faire évoluer les pratiques, dans le respect des enfants, des familles et des équipes.

Nous devons ouvrir le regard sur notre propre profession.

Nous ne sommes pas en train de créer une prise en charge à deux vitesses. Nous ne sommes pas des mercenaires. Nous sommes des professionnels qui veulent travailler autrement. Et c’est notre droit.

Si les mentalités ont évolué pour accepter que des cliniques privées puissent coexister avec l’hôpital public, il est temps que le même raisonnement s’applique à la petite enfance.

Nous avons choisi cette voie, avec ses incertitudes et ses défis, mais aussi avec la conviction que nous apportons quelque chose d’essentiel à notre secteur.

Nous sommes là pour accompagner, pour innover, et pour prouver qu’on peut allier engagement et modèle économique.

Publié le 16/04/2025

Dominique ALBEAUX et Anne-Laure LARGEAU